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Publié le 24 novembre 2014 par Libération

JCDecaux expulsé de Grenoble : une décision salutaire et subversive

L’annonce, ce week-end, de la décision de la nouvelle équipe municipale de Grenoble de ne pas reconduire le marché des panneaux publicitaires sur l’espace public a provoqué de nombreuses réactions. Cet événement est loin d’être anodin.

Pour bien saisir la portée politique de cette initiative, revenons quelques décennies en arrières. JCDecaux est l’inventeur d’un concept pernicieux qui consiste à fournir aux municipalités des services publics en échange de l’implantation de dispositifs publicitaires. Les plus anciens, et les plus connus sont les Abribus, viennent ensuite d’autres mobiliers urbains tels que les sanisettes et plus récemment les vélos en libre-service. Grenoble fut d’ailleurs parmi les premières villes en France à adopter ce concept. Ce modèle économique, depuis copié par ses principaux concurrents, repose sur un montage financier qui masque partiellement les coûts et les recettes et permet de ne pas les faire apparaître dans les budgets municipaux. En cela, il est souvent plébiscité par des élus, trop heureux de pouvoir vanter l’installation de nouveaux services sans avoir à présenter les recettes budgétaires nécessaires pour y parvenir.

Depuis cinquante ans, ce modèle a complètement perverti le regard des élus sur ce média, à tous les échelons politiques. Le mythe de l’argent de la publicité tombant du ciel, créé ex-nihilo, a la vie dure, y compris parfois, et c’est malheureux, chez certains écolos. Le court-termisme du confort budgétaire transforme souvent ces élus en ambassadeurs d’un modèle qui concourt à les dessaisir de leurs prérogatives.

Rappelons que c’est le consommateur qui finance la publicité. Telle une taxe invisible, nous l’acquittons lors de nos achats. Le publicitaire se transforme ainsi en collecteur d’impôts. Libre à lui de choisir ensuite quel service public il financera, et surtout dans quelle ville. On organise ainsi la concurrence entre les territoires, chacun étant soucieux de capter au maximum cette manne publicitaire. C’est le cas typique de Paris et du Vélib'. Il était impensable pour JCDecaux de ne pas obtenir le marché publicitaire de la capitale. L’opacité du contrat et des coûts réels de Vélib' font que, malgré les nombreux avenants signés par la Mairie de Paris, il est fort probable que les vélos parisiens soient en fait financés nationalement. Il en est de même avec les grandes bâches publicitaires sur les monuments historiques ou les immeubles en rénovation. C’est le publicitaire qui choisit qui il finance et non l’élu qui décide d’accorder une subvention. Il s’agit tout simplement d’une privatisation de l’action publique.

Cherchant à se travestir en information, la publicité tente de justifier sa légitimité à occuper massivement l’espace public. Il ne s’agit pas ici de l’interdire, mais bien de la remettre à sa place. En effet, seuls les grands groupes peuvent payer le prix des campagnes publicitaires, au détriment des commerces locaux. On assiste à une normalisation de l’information commerciale au niveau national, voire international. Mais, pire encore, seule la réclame peut occuper l’espace public. Où trouve-t-on l’information politique, syndicale, culturelle, sur la vie de quartier ? On assiste à une aseptisation de l’expression. Sous la double contrainte des publicitaires qui ne souhaitent pas voir un espace partagé pour s’assurer une visibilité maximale et des élus que l’expression non maîtrisée des opinions de leurs administrés rebute, on observe une quasi-disparition des panneaux d’expression libre et un décalage flagrant avec le nombre et la surface des dispositifs commerciaux. Il est maintenant communément admis que les municipalités ne respectent même pas le faible seuil imposé par la loi pour ces espaces libres. Les discussions lors du Grenelle de l’Environnement pour tenter de rééquilibrer les choses ont été caricaturales et ont globalement conduit à une aggravation de la situation. Les connivences entre les hommes politiques et les publicitaires ont d’ailleurs pu clairement apparaître lors de ces débats. La gauche revenue au pouvoir devait rouvrir le dossier, il n’en a bien sûr pas été question.

Au-delà de la critique de la publicité s’étalant en 4x3 dans nos rues et des messages qu’elle véhicule, la décision de Grenoble questionne donc surtout le rôle de l’élu local et la portée politique de ses décisions sur l’organisation de la vie collective. On peut comprendre qu’il soit surprenant pour certains que des élus respectent leurs promesses électorales. Mais il ne faut pas s’y tromper, si la réaction des publicitaires est si violente dans la presse, c’est bien parce que l’émancipation des élus leur est insupportable et qu’elle remet en cause les fondements même de leur modèle économique. Oui, remplacer des panneaux de publicité par des arbres et des panneaux d’expression libre est un acte politique fort. Par la simple application du bon sens politique, nous sommes face à une initiative profondément subversive. Grenoble ouvre ainsi la voie à une réappropriation de l’espace public par les concitoyens. Cette décision a une portée nationale. Elle doit provoquer le débat dans toutes les municipalités. A qui le tour ?

Nicolas Hervé

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